En 1991, lors de son premier voyage en France, Nelson Mandela accordait une interview exclusive à « l’Humanité ». Des extraits sont publiés dans l’Humanité Dimanche du 12 février 2010. Voici l’intégral de l’entretien.
L’homme tranquille contre l’apartheid
José Fort et Claude Kroës. Pouvons nous vous appeler camarade ?
NELSON MANDELA. Oui, tout à fait. Vous savez, je suis le camarade de Georges Marchais.
J. F. et C. K. Alors, la première vraie question. Il y a seize mois, vous étiez enfin libéré après plus d’un quart de siècle de prison. Quel regard portiez-vous sur ce que vous avez découvert
au moment de votre libération ? Et quel regard portez-vous aujourd’hui sur le monde ?
N. M. Ce n’est pas facile à dire. Il n’est pas très facile pour moi de dire quel était mon regard il y a un an et demi. Il y a toujours un risque
de spéculation dans ce genre de déclaration. Mais ce qui m’a frappé, c’est l’amélioration des rapports entre l’Est et l’Ouest, l’amélioration des rapports entre l’Union soviétique et les
États-Unis d’Amérique, les pourparlers et les traités sur le désarmement et sur la réduction des armes nucléaires. À mon avis, le premier ministre britannique, Mme Margaret Thatcher, a
joué un rôle significatif dans le rapprochement entre Gorbatchev et Reagan pour favoriser les discussions sur la paix mondiale. Ce fut mon impression dominante. Et deuxièmement, il y a le
problème de la lutte anti-apartheid dans le monde entier. En particulier en Grande-Bretagne, en Europe, en Asie, aux États-Unis, au Canada et en Amérique du Sud. La voix des forces de
libération et de progrès vers la démocratie et vers la suppression de la tyrannie s’est très fortement fait entendre. Je suis heureux de constater que les forces de paix sont si fortes, que la
tendance en faveur d’une réduction des tensions dans le monde s’exprime toujours avec la même puissance et, bien sûr, que le mouvement anti-apartheid pèse toujours du même poids dans le monde
entier.
J. F. et C. K. Camarade Mandela, croyez-vous que les réformes annoncées dans votre pays conduiront à l’élimination de l’apartheid ? Et pensez-vous que le poids de l’opinion publique
internationale, qui s’est fortement exprimée pour exiger votre libération, puisse encore avoir un rôle décisif, alors que vous, démocrates sud-africains, êtes entrés dans une phase de
négociation ?
N. M. Les réformes annoncées par le gouvernement sud-africain sont très encourageantes. Certains progrès ont été enregistrés dans le sens du
démantèlement de l’apartheid et le chemin qui mène vers une Afrique du Sud unie et démocratique est en voie de construction. Mais nous sommes encore très loin de la satisfaction des
revendications que nous avons avancées, parce que le contenu principal des réformes voulues, c’est la possibilité pour le peuple sudafricain de s’exprimer par le vote.
J. F. et C. K. Vous voulez dire « one man, one vote » ?
N. M. Oui, bien sûr, et dans la situation actuelle, moi, je ne peux toujours pas voter. Ça, c’est l’élément essentiel. Mais, indépendamment de ce
qu’a annoncé le gouvernement sud-africain, nous sommes encore loin d’une situation où la majorité du peuple sud-africain pourrait se déterminer lui-même sur son avenir. C’est la raison pour
laquelle nous demandons le maintien des sanctions par la communauté internationale et c’est la raison pour laquelle nous regrettons la décision prise en décembre 1990 par la Communauté
européenne. (…)
J. F. et C. K. A propos de cette décision de lever les sanction, vous avez rencontré mardi Jacques Delors, à Bruxelles. Quelle appréciation portez-vous sur votre conversation avec le président
de la Commission européenne et avez-vous le sentiment d’avoir été entendu ?
N.M. Mr Delors est un homme qui soutient la lutte anti-apartheid en Afrique du Sud et je souhaite pouvoir croire, surtout après notre
rencontre d’hier, qu’il acceptera de faire connaître aux chefs d’Etats de la CEE les positions de l’ANC. Mais nous discutons d’un problème qui sera soumis aux chefs d’Etat, et il ne serait pas
opportun que j’entre dans les détails sur cette question.
J. F. et C. K. Les images montrant les affrontements entre Noirs marquent beaucoup la population française. Est-ce qu’il est possible d’arrêter ces massacres ? Quel avenir pour l’Afrique
du Sud ? Etes-vous prêt à gouverner avec les Blancs et dans quel cadre législatif ? Pouvez-vous nous dire quelques mots du Congrès de l’ANC, prévu à Durban, au début du mois
prochain ?
N. M. D’abord au sujet de la violence : elle a été présentée comme un affrontement entre noirs. Or, ce n’est là qu’un élément de cette
violence. Il y a d’autres éléments qui incitent à la violence. Il y a actuellement des escadrons de la mort, organisés par le gouvernement sud-africain, qui font beaucoup plus de mal à des
victimes innocentes que la violences entre Noirs. Et puis il y a aussi la connivence du gouvernement dans cette violence. Si le gouvernement utilisait la capacité qu’il a de mettre un terme à
la violence et de maintenir l’ordre, il pourrait le faire le plus aisément du monde. C’est la raison pour laquelle nous l’avons menacé de ne pas poursuivre les pourparlers sur la Constitution
future, aussi longtemps qu’il n’aura pas mis un terme à cette violence. Mais nous sommes optimistes quant au fait que nous réussirons à contraindre le gouvernement à arrêter la violence.
Celle-ci ne continue que parce que le gouvernement le souhaite.
J. F. et C. K. Et le devenir de l’ANC, dans ce contexte changeant et difficile ?
N. M. En ce qui concerne le congrès de l’ANC en juillet, nous sommes très optimistes. Les mass média, à l’intérieur comme à l’extérieur de
l’Afrique du Sud, ont essayé de faire croire à l’existence de factions. C’est parfaitement mensonger. C’est la même propagande que celle qui a eu cours par le passé, avant la première
conférence consultative légale de l’ANC de décembre dernier. Bien sûr, il y a des divergences qui s’expriment sur tous les sujets, divergneces qui existent aussi dans d’autres congrès, dans
d’autres organisations, ailleurs. Mais les décisions que nous avons prises ont été unanimes et saines.
J. F. et C. K. Etes-vous prêt à gouverner avec les Blancs et dans quel cadre législatif ?
N. M. Notre politique est favorable à une Afrique du Sud non raciste, véritablement démocratique et, à cet égard, le mérite personnel sera pour
nous le seul critère pertinent. Ce qui signifie que nous sommes prêts à travailler avec tous les groupes nationaux, avec les Noirs et avec les Blancs. Et malgré les problèmes que nous
rencontrons, les choses avancent très bien.
J. F. et C. K. Vous avez rencontré François Mitterrand et le premier ministre Édith Cresson. Avez-vous maintenant un message à faire passer au peuple français ?
N. M. Eh bien, notre message est très simple : nous demandons au peuple français de continuer à soutenir la lutte anti-apartheid parce que
notre lutte repose sur les principes démocratiques que sont l’égalité, la liberté et la fraternité humaines. Et ces valeurs ont été répandues en Europe par les philosophes français, Voltaire,
Montesquieu et d’autres… Et nous espérons donc que le peuple français continuera à soutenir notre lutte.
Propos recueillis par José Fort et Claude Kroës